ALLOCUTION DE SA SAINTETÉ LE PATRIARCHE ŒCUMENIQUE BARTHOLOMÉE « Sommet des Consciences pour le climat »
Paris, le 21 juillet 2015
Monsieur François Hollande, Président de la République,
Monsieur Michael D. Higgins, Président de l’Irlande
Son Altesse Sérénissime, le Prince Albert II de Monaco
Monsieur Kofi Annan, Président de « The Elders », Président de la « Fondation Kofi Annan », Ancien Secrétaire-Général des Nations Unies
Monsieur Jean-Paul Delevoye, Président du Conseil économique, social et environnemental
Cher Nicolas Hulot, Envoyé spécial du Président de la République pour la protection de la planète,
Éminences,
Excellences,
Mesdames et Messieurs les représentants des cultes,
Mesdames et Messieurs,
Dans un appel vibrant lancé à partir de Manille, conjointement par les autorités françaises et philippines, en février 2015, nous étions tous individuellement et collectivement appelés à agir en faveur du climat. Aujourd’hui plus que jamais nous rappelons l’urgence d’une justice globale, d’une solidarité financière et technologique mondiale. L’appel se terminait de la sorte : « Nous appelons (…) tous les acteurs, les États (…) et les citoyens à jouer pleinement leur rôle dans la lutte contre le changement climatique et en particulier contre ses effets, et la réduction des risques de catastrophes naturelles liées au climat, par des efforts individuels ou des initiatives en coopération. »
Comme vous vous en souvenez certainement nous avions eu l’honneur de vous accompagner, Monsieur le Président, lors de cet indispensable déplacement. Nous avons pu voir de nos yeux les effets destructeurs des bouleversements climatiques qui touchent les populations les plus vulnérables, notamment en Asie. Nous avons touché de nos doigts les plaies ouvertes, fraichement mais durablement, d’une terre en révolte contre l’égoïsme aveugle de l’humanité. Les plus sceptiques n’auraient pas été moins convaincus que saint Thomas lui-même. L’exclamation apostolique « mon Seigneur et mon Dieu » (Jn 20, 28) jaillit alors de nos bouches, non seulement comme un cri d’alerte, mais aussi comme un éveil à l’espérance. L’impérieuse mission des religions en général, et du christianisme en particulier, tient à cette force transfiguratrice de la foi faisant de tout danger un appel à la conversion des cœurs.
Les décennies d’expérience du Patriarcat œcuménique en matière de protection de l’environnement ont montré que la question du salut n’est pas indépendante du traitement de la création. Dans cette attention particulière se rejoignent le séculier et le spirituel. Distinguant ce qui relève du monde, au sens du saint apôtre Paul, et ce qui relève de la création du monde, la tradition orthodoxe est attachée au déploiement du mystère de la grâce dans cette dernière, faisant de toute chose un sacrement du Royaume.
Certains pourront s’interroger sur la nécessité de convier des responsables religieux à une réflexion trop souvent dépréciée à cause de sa technicité, voire culpabilisante en raison des conséquences de nos actes. Le sens de l’implication des religions dans ce crucial combat pour la sauvegarde de notre planète est triple : éduquer, convertir et glorifier.
Par éduquer, nous entendons prolonger la dialectique entre foi et raison, c’est-à-dire articuler des éléments de connaissance rationnelle aux inspirations de l’âme. Les questions environnementales sont au carrefour de cette attention. Ainsi, les données scientifiques sur la biodiversité, le réchauffement climatique, l’accroissement de la misère et des injustices environnementales, la sécurité alimentaire, etc., viennent compléter la vision théologique, trop souvent statique, d’un monde en constant changement. Mais sortant de ce simple constat, il est de notre mission d’offrir, à partir de cette base, une herméneutique de la création qui affirme l’interdépendance de l’humanité et de la nature. C’est la raison pour laquelle, le Patriarcat œcuménique n’a pas uniquement institué le 1er septembre de chaque année comme journée de prière pour l’environnement, mais il organise aussi des séminaires et des sommets rassemblant théologiens et scientifiques afin de débattre. Le dernier Sommet en date s’est tenu sur l’île de Halki en Turquie, du 8 au 10 juin 2015. Il était intitulé « Écologie, théologie et art ». Nous y avions notamment invité des artistes afin qu’ils puissent apporter leur expertise esthétique sur le sens de la beauté dans la création. En effet, Dostoïevski n’écrit-il pas : « La beauté sauvera le monde » ?
Par convertir, il faut comprendre la conversion de l’être intérieur comme le point de départ d’une conversion extérieure. Les scientifiques mettent inlassablement en avant la nécessité d’un changement radical de nos modes de vie afin de limiter les actions polluantes qui influent sur les changements climatiques. Il s’agit ici d’une réalité que le christianisme appelle « metanoia », un retournement tout entier de l’être. Ce dernier encourage, dans la tradition patristique des Pères du désert – ces spirituels qui ont forgé à travers des siècles d’expérience ascétique un regard vrai sur l’humanité – à constamment interroger la nécessité de nos besoins, afin de dissocier ce qui relève de la convoitise et ce qui relève du bien. L’éthique et la morale ne sont pas très loin et doivent permettre l’émergence des droits de la terre elle-même. Tel est le sens de l’effort qui est attendu de nous : sortir de l’égoïsme dans lequel l’inertie de nos habitudes nous a fait tomber, et découvrir la sobre liberté que nous apporte la conversion du cœur.
Enfin, par glorifier, nous en revenons au fondement même de notre mission spirituelle. Enfant déjà, sur notre île natale d’Imbros, aujourd’hui Gökçeada, au large d’Istanbul, nous étions subjugué par cet environnement sauvage et puissant, sans cesse renouvelé par la force vivifiante des vents qui, combinée à l’action bouleversante de la mer, nous a fait prendre conscience d’une double réalité : que la puissance de l’humanité est inversement proportionnelle à la puissance de la nature. Aussi, pour résoudre cette relation antinomique ne devons-nous pas devenir les maîtres de la création, mais bien plutôt libérer cette création d’un agir humain dominateur dans un mouvement d’action de grâce qui se révélerait à travers les gestes quotidiens que nous y posons.
Tels sont les trois engagements indispensables pour une spiritualité écologique réelle.
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Dernièrement, Sa Sainteté le Pape François, dans son Encyclique Laudato Si abondait dans le sens d’une spiritualité écologique de conversion : « En premier lieu, la conversion implique gratitude et gratuité, c’est-à-dire une reconnaissance du monde comme don reçu de l’amour du Père, ce qui a pour conséquence des attitudes gratuites de renoncement et des attitudes généreuses même si personne ne les voit ou ne les reconnaît » (§ 220). Cette Encyclique apparaît tout juste une année après notre rencontre à Jérusalem, commémorant les retrouvailles historiques de Sa Sainteté Pape Paul VI et de Sa Sainteté du Patriarche œcuménique Athénagoras, en 1964, dans ce même lieu. L’an dernier, nous avions découvert dans Sa Sainteté le Pape François un frère d’âme dans sa sensibilité affichée et assumée à l’égard de la création. Aussi, avions-nous tenu l’un et l’autre à ce que les relations entre les Églises Sœurs de Rome et de Constantinople approfondissent leur engagement commun en faveur de notre maison commune par la prière et l’action. Parce que les questions environnementales sont globales, elles se déclinent parfaitement dans l’espace œcuménique et constituent un enjeu central en faveur de l’unité des chrétiens.
Alors : « Why do we care? ». Notre époque fait face à un défi unique. Jamais dans le passé, durant la longue histoire de notre planète, les hommes et les femmes ne se sont trouvés à ce point si « développés » qu’ils ont pu rendre possible la destruction de leur propre environnement et de leur propre espèce. Jamais auparavant, dans la longue histoire de cette planète, les écosystèmes de la terre ne furent confrontés à des dégâts quasi irréversibles d’une telle ampleur. C’est pourquoi il est de notre responsabilité de répondre à ce défi de façon univoque, afin de remplir notre devoir envers les générations à venir. Voilà pourquoi nous devons nous engager.
Dans cette perspective, une alliance entre l’écologie contemporaine, en tant que recherche scientifique pour la protection et la survie de l’environnement naturel, et la théologie, en tant que réflexion métaphysique sur des sujets religieux, est nécessaire pour cerner la profondeur spirituelle des questions cruciales de notre temps. C’est pourquoi nous vous invitons toutes et tous, vous qui êtes déjà sensibilisés à ces questions, à être les porte-voix de cet appel des consciences pour le climat.
Avant de terminer cette modeste intervention, nous tenons à féliciter les autorités françaises pour les nombreuses initiatives mises à l’œuvre en vue de la réunion de la COP21 qui se tiendra à Paris à la fin de cette année. Le Patriarcat œcuménique y est tout particulièrement attaché et y apporte son indéfectible soutien. Notre responsabilité est à la hauteur de l’urgence. Telle est la raison d’être de notre engagement.