Sa
Sainteté le Patriarche Œcuménique Bartholomée 1er
Institut
Catholique de Paris
Éminences,
Cher
Monseigneur André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris
Excellences,
Monseigneur
Philippe Bordeyne, Recteur de l’Institut Catholique de Paris
Mesdames
et Messieurs les Professeurs,
Mesdames
et Messieurs,
C’est un
grand honneur que l’Institut Catholique de Paris fait ce soir à notre humble
personne en nous décernant ce doctorat honoris causa. Nous en sommes
profondément reconnaissant. Nous y voyons un hommage au Trône œcuménique, à la
Grande Église du Christ, pour les initiatives mises en œuvre depuis près d’un
quart de siècle en faveur de la protection de la création matérielle, depuis
que notre prédécesseur, le patriarche œcuménique Dimitrios, adressa le
1er septembre 1989 la toute première encyclique à toutes les Églises
orthodoxes dans le monde, où il instituait le premier jour de l’année
ecclésiastique orthodoxe comme jour de prière pour la protection et la
préservation de l’environnement naturel. Cette initiative fut d’ailleurs
reprise par la Conférence des Églises européennes et par le Conseil œcuménique
des Églises. À sa suite, nous avons tâché d’éveiller le monde face à la
destruction irréversible qui menace notre planète aujourd’hui.
Notre
Église a pris de multiples initiatives en matière d’environnement. Elle a créé
un comité religieux et scientifique en 1995, qui a organisé des congrès
scientifiques et théologiques sur la préservation des rivières et des
mers : dans la Mer Égée (1995), la Mer Noire (1997), le long du Danube
(1999), dans la Mer Adriatique (2002), la Mer Baltique (2003), sur l’Amazone
(2006) et dans l’Océan Arctique (2007), le Mississippi (2009). Préalablement à
ces congrès, cinq séminaires ont eu lieu dans notre faculté de théologie à
Halki, laquelle, malheureusement, reste fermée depuis les années 1970 en raison
d’une décision infondée des autorités turques. Ces séminaires s’étaient
concentrés sur l’importance de l’éducation écologique et la conscience
environnementale, en examinant les questions de l’éducation religieuse (1994),
l’éthique (1995), la société (1996), la justice (1997) et la pauvreté (1998)
dans une approche œcuménique, interreligieuse et interdisciplinaire. C’est de
cette manière que le Patriarcat œcuménique veut contribuer à la préservation du
monde qui nous entoure. Plus récemment, nous avons lancé une série de sommets
internationaux à Halki. Le premier d’entre eux portait sur responsabilité
mondiale et environnement durable (2012). Le deuxième sommet se réunira en 2015
autour du thème écologie et art.
« Ce qui nous entoure » est précisément le
sens du mot « environnement » qui figure dans l’intitulé de notre
intervention de ce soir. Il présuppose que nous sommes entourés de quelque
chose. En effet, depuis notre naissance, nous sommes entourés d’hommes et de
femmes qui nous éduquent et nous élèvent. Mais nous sommes aussi entourés par
la terre et l’air, par le soleil et la mer, par la faune et la flore. Qu’il
soit matériel ou spirituel, cet environnement demeure un facteur déterminant
pour notre existence puisqu’il influence notre comportement. Mais tout autant
que l’environnement, la religion est un facteur déterminant qui modèle le
comportement de chaque individu. La religion peut aussi entraîner des
mouvements de masse au profit de bonnes causes. C’est pourquoi il n’est pas
anodin de nous attarder ce soir sur le thème de la religion et de
l’environnement.
Aux yeux
de certains écologistes, l’homme est classé dans l’écosystème naturel en tant
qu’égal aux autres animaux. Une telle approche s’oppose à la vision
anthropocentrique judéo-chrétienne. Elle s’explique soit par un rejet de Dieu
et de la perspective de la divinisation de l’homme, soit par une mauvaise
interprétation du commandement donné à l’homme de dominer le monde qui peut
conduire à une exploitation destructrice des ressources naturelles.
Il nous
semble important, dans la théologie chrétienne, de distinguer les êtres humains
du reste de la création, afin de reconnaître la place et la responsabilité
unique qu’a reçues l’homme au sein de la création par rapport au Créateur.
Cette distinction n’est pas nouvelle, puisque déjà au quatrième siècle, saint
Grégoire le Théologien, plus connu en Occident sous le nom de Grégoire de
Nazianze, considérait l’homme comme un trait d’union entre la création et le
Créateur, entre le monde matériel et le monde spirituel.
Dans cette perspective anthropocentrique qui provient
de la Révélation divine telle que transmise par les écritures
judéo-chrétiennes, l’homme est considéré comme l’intendant de la création. En effet,
c’est à l’homme que Dieu a confié la responsabilité d’être
« l’économe » (oikonomos) de la création : d’une part, d’après
le commandement divin de « cultiver et garder la terre » (Gn 2, 15),
et d’autre part, selon l’exhortation évangélique d’agir comme des
« intendants fidèles et prudents » de ce monde (Lc 12, 42). De ce
fait, pour la tradition chrétienne, l’environnement naturel n’est pas une mine
de ressources destinée à être exploitée par l’homme de manière égoïste et
égocentrique, pour sa propre jouissance, mais une création appelée a être en
communion avec son Créateur par l’intermédiaire de l’homme qui en est le
gardien. Il faut en être lucide et ce n’est qu’à travers cette prise de
conscience que nous pourrons comprendre que la crise environnementale que
traverse le monde d’aujourd’hui, comme d’ailleurs toutes les autres crises,
qu’elles soient économique, financière ou morale, est avant tout une crise
spirituelle.
Nous touchons ici à la spécificité de la spiritualité
chrétienne qui devrait distinguer notre attitude chrétienne face à la crise
environnementale des mouvements écologistes contemporains. La
différence ne réside pas tant dans le degré de désir de préservation et de
protection des ressources naturelles du monde, qui devrait être la priorité de
tous les hommes, qu’ils soient des chefs politiques ou de simples citoyens. La
différence – ou la spécificité chrétienne – réside dans notre conception du
monde, et non dans le but recherché dans cette démarche. La croyance en l’homme
comme « économe » et « prêtre » de la création est marquée
par un sens profond de justice et de modération. Nous sommes donc appelés à
préserver la création en servant son Créateur.
De là découlent les défis spirituels que nous lance,
aujourd’hui, la crise environnementale. Nous nous pencherons ce soir sur
quatre problèmes cruciaux : la surexploitation des ressources naturelles,
le consumérisme, le gaspillage et la pollution. Nous les aborderons d’un point
de vue spirituel en évoquant la sacramentalité du monde, l’attitude
eucharistique, l’éthos ascétique et l’esprit de solidarité qui découlent de
notre foi chrétienne.
1. L’environnement naturel ne doit jamais être
considéré de manière étroite, mais dans une perspective beaucoup plus large.
Une vision spirituelle du monde matériel l’envisage toujours en relation avec
le Créateur, ce qui n’est pas sans conséquence pour notre appréciation
chrétienne de problèmes environnementaux tels que la menace de la surpêche
océanique, la désertification, l’endommagement des récifs coralliens ou la
destruction de la faune et de la flore. Cette vision spirituelle du monde nous
dicte le respect de la création de Dieu, puisque notre rapport aux choses
matérielles reflète nécessairement notre rapport à Dieu. Notre sensibilité spirituelle
vis-à-vis de la création matérielle reflète clairement la sacralité que nous
réservons aux choses célestes.
Malheureusement, dans notre théologie scolaire, nous
avons été amenés à considérer les sacrements d’une manière étroite, en les
réduisant à des rituels religieux communautaires. Or, à
notre époque de crise environnementale, il est indispensable d’étendre le
principe sacramentel au monde entier afin de reconnaître ainsi que rien dans la
vie n’est séculier ni profane. Nous confessons tous dans le Credo que
tout a été créé par Dieu. Cela implique que tout est dans les mains de Dieu,
que la création est la semence de Dieu, et de ce fait, que notre environnement
naturel porte l’empreinte de Dieu. Ce n’est bien évidemment pas une vision
panthéiste du monde, puisqu’il ne s’agit pas d’envisager la création comme
divine, de considérer que tout est dieu et que dieu est tout, et de ce fait,
vouer un culte à la nature. Dans le christianisme, il existe une distinction
claire et nette entre la création et le Créateur. Il s’agit plutôt d’une
approche que nous pourrions qualifier de panenthéiste, qui consiste à voir Dieu en toute chose et toutes
choses en Dieu. Ceci n’est pas évident à reconnaître lorsque les hommes
entretiennent une conception technique du monde qu’ils considèrent uniquement
sous l’angle de la satisfaction de leurs désirs cupides et non dans la
perspective de la contemplation du mystère de Dieu.
Une vision sacramentelle du monde nous révèle
l’intimité de Dieu et de la création, intimité qui a été perdue à cause du
péché. Une
telle approche nous permet d’envisager le monde et la vie comme quelque chose
de mystérieux ou de sacramentel, puisque le mystère réside précisément dans la
rencontre de l’humanité et de la création avec le Dieu Créateur. Si la Terre
est sacrée, alors notre relation avec l’environnement naturel doit être
mystique ou sacramentale, c’est-à-dire reconnaissant en lui la semence et la
trace de Dieu. Nous ne devons pas l’utiliser de manière égoïste en abusant des
ressources naturelles. Nous pourrions considérer que le « péché
d’Adam » a consisté à refuser l’environnement naturel en tant que don de
communion entre Dieu et ses créatures, et à n’y voir qu’un objet d’exploitation
pour la satisfaction de désirs non maîtrisés.
C’est précisément cette vision sacramentelle du monde
qu’envisageait saint Isaac le Syrien, un mystique du VIIe siècle,
lorsqu’il considérait comme but de la vie spirituelle l’acquisition « d’un
cœur miséricordieux qui brûle d’amour pour la création tout entière… pour
toutes les créatures du Dieu ». C’est cette même vision qui permit
au grand écrivain russe, Fiodor Dostoïevski, d’affirmer dans Les frères
Karamazov : « Aime la création de Dieu tout entière, chaque grain de
sable. Aime chaque feuille, chaque rayon de la lumière de Dieu. Aime les
animaux, aime les plantes, aime tout. Si tu aimes tout, tu percevras le mystère
divin dans les choses ».
Cette
vision de la création nourrie par notre expérience liturgique permet
d’envisager la question environnementale de manière nouvelle et de formuler une
réponse appropriée en reconnaissance du don de la création matérielle qui
implique une utilisation responsable et adéquate du monde créé. Cette vision
sacramentelle du monde, confessant que le monde est un don de rencontre et de
réconciliation avec notre planète, nous oblige à prendre en considération les
problèmes de l’environnement avec sérieux. L’air que l’on respire tout comme la
mer et les océans qui nous entourent sont pour nous la source de vie
biologique. S’ils sont souillés ou pollués, notre existence est menacée. Par
conséquent la dégradation et la destruction de l’environnement sont une forme
de suicide de l’humanité. Il apparaît que nous sommes inexorablement pris au
piège de modes de vie et de systèmes qui ne cessent d’ignorer les contraintes
de la nature que nous ne pouvons aucunement nier ni sous-estimer. Il ne
faudrait pas que nous attendions d’être arrivés à un point de non-retour pour
prendre conscience des capacités restreintes de notre planète.
En tant que don de Dieu à l’humanité, la création
devient notre compagne donnée pour vivre en harmonie et en communion avec elle
et les autres. Il nous faut puiser ses ressources avec modération
et frugalité, les cultiver avec amour et humilité, et les protéger en accord
avec le commandement scripturaire de « servir et préserver » (cf. Gen
2, 15). Au sein d’un environnement naturel irréprochable, l’humanité découvre
une paix profonde et un repos spirituel. Et au sein d’une humanité cultivée
spirituellement par la grâce paisible de Dieu, la nature reconnaît sa place
harmonieuse et légitime.
Afin de remédier à la surexploitation des ressources
naturelles qui mine notre planète et engendre sa pollution, la vision
sacramentale de la création invite l’homme à revenir à un mode de vie
« eucharistique » et « ascétique », ce qui veut dire être
reconnaissant, rendre grâce à Dieu pour le don de la création en étant un
intendant respectueux et responsable de la création.
2. En
cultivant un « esprit eucharistique », la spiritualité de l’Église
orthodoxe souligne que le monde créé n’est pas notre possession, mais un don du
Dieu Créateur, un don d’émerveillement et de beauté. La réponse appropriée pour
l’homme qui reçoit un tel don est de l’accepter et de l’embrasser avec gratitude
et action de grâce. L’action de grâce souligne la vision sacramentelle du
monde. Depuis la création, ce monde a été offert par Dieu comme un don devant
être transformé et rendu avec gratitude. C’est pour cette raison que la
spiritualité orthodoxe rejette la domination du monde par l’humanité. Car si ce
monde est un mystère sacré, alors il doit être préservé de toute tentative de
domination par les hommes.
L’exploitation abusive des ressources du monde n’est
que la répétition du « péché originel » d’Adam et ne correspond
nullement à l’attitude eucharistique que nous devons entretenir face à ce
merveilleux don de Dieu. Tout cela est le résultat de l’égoïsme et de
l’avidité qui provient d’une aliénation de Dieu et d’un abandon d’une vision
sacramentelle du monde. C’est le péché de l’homme qui a introduit la
distinction entre le sacré et le profane, et qui a relégué ce dernier au
domaine du mal et l’a livré en proie à l’exploitation.
L’exploitation illimitée des ressources naturelles
conduit au consumérisme qui est si caractéristique de notre monde contemporain
ainsi transformé en société de convoitise. En effet, celui-ci ne consiste pas
à satisfaire les besoins vitaux de l’homme, mais ses désirs sans cesse
grandissants et sans fin que cultive notre société de consommation, qui fait de
la richesse une idole et qui promeut l’acquisition et l’accumulation de biens.
L’exploitation des richesses naturelles qui découle de l’avarice et de la
luxure, et non de besoins vitaux, crée un déséquilibre dans la nature qui
n’arrive plus à se renouveler, comme en témoigne les problèmes de la surpêche,
de surproduction agricole, de déforestation et de désertification. Une telle
surexploitation des ressources naturelles non seulement reflète un manque
d’intelligence, mais constitue également un grave problème éthique. Face à une
telle attitude égoïste, la religion ne peut se taire et s’abstenir de rappeler
les vérités éternelles et d’alerter les membres de la société des dangers
qu’ils encourent.
Or, nous oublions trop souvent que l’homme n’est pas
seulement un être logique ou politique, mais qu’il est avant tout une créature
eucharistique, capable de gratitude et dotée du pouvoir de bénir Dieu pour le
don de la création. Un esprit eucharistique implique donc d’utiliser
les ressources naturelles du monde avec un esprit de reconnaissance, les
offrant en retour à Dieu. En vérité, en plus des ressources de la terre, nous
devons aussi nous offrir à lui. Au moment d’offrir la prière eucharistique dans
l’Église orthodoxe, le prêtre affirme : « Ce qui est à Toi, le tenant
de Toi, nous te l’offrons, en tout et pour tout ». Dans le sacrement de
l’eucharistie, nous rendons à Dieu ce qui est à lui : nous lui offrons le
pain et le vin, qui sont la transformation par le labeur de l’homme du blé et
du raisin que nous a donné le Créateur. En retour, Dieu transforme le pain et
le vin en mystère de communion eucharistique. L’offrande eucharistique est un
bel exemple d’offrande synergique où l’homme collabore de manière constructive,
et non destructrice, avec la volonté de Dieu. Faire fructifier de manière
constructive, et non destructrice, les dons de Dieu doit être l’attitude de
l’homme vis-à-vis de l’environnement naturel.
3. Cet
esprit eucharistique cultive en nous un esprit ascétique. La spiritualité
orthodoxe nous apprend à vivre en harmonie avec notre environnement et nous
enseigne comment le préserver en réduisant notre consumérisme par la modération
et l’abstinence, ainsi que par la pratique du jeûne et d’autres disciplines
spirituelles similaires. La spiritualité orthodoxe nous rappelle que tout ce
dont nous sommes en possession est un don de Dieu. Ces dons nous sont octroyés
pour satisfaire à nos besoins, à condition qu’ils soient partagés équitablement
entre tous les hommes. Il ne convient donc pas d’en abuser, ni de les gaspiller
sous prétexte que nous éprouvons le désir d’en consommer ou avons la
possibilité matérielle de les acheter.
L’éthos ascétique nous enjoint de protéger le don de
la création et de préserver la nature intacte. C’est la lutte pour la
modération et la maîtrise de soi, lorsque nous ne consommons pas n’importe quel
bien de manière impulsive, mais manifestons plutôt un sens de frugalité et
d’abstinence de certains biens. La protection et la modération sont toutes deux
des expressions d’un amour envers l’humanité tout entière et pour l’ensemble de
la création naturelle. Seul un tel amour peut protéger le monde d’un gaspillage
inutile et d’une destruction inévitable.
La pratique du jeûne à laquelle nous invite la vie spirituelle
dans l’Église orthodoxe est une autre façon de rallier le ciel et la terre. C’est une
façon de reconnaître les résultats catastrophiques d’une fausse spiritualité
qui a fait fausse route. Les premiers ascètes avaient une grande estime du
jeûne, et les moines contemporains en font autant. De nos jours encore, les
chrétiens orthodoxes laïcs s’efforcent de suivre les exigences du jeûne, en
s’abstenant de produits laitiers et de viande près de la moitié de l’année.
Malheureusement, au fil des siècles, la notion de jeûne et d’abstinence a perdu
son sens, ou du moins sa connotation positive. De nos jours, elle est utilisée
dans un sens négatif et en vient à signifier l’opposé d’une diète saine ou d’un
engagement équilibré dans le monde. Or, dans l’Église primitive, jeûner
signifiait ne pas permettre aux valeurs de ce monde ou à l’égocentrisme de nous
détourner de ce qui est le plus essentiel dans notre relation avec Dieu, avec
les autres, avec le monde.
Le jeûne
implique un sens de liberté. Le jeûne est une façon de ne pas vouloir, de
vouloir moins, et de reconnaître les besoins des autres. Par l’abstinence de
certains aliments, nous ne nous punissons pas, mais nous rendons plutôt
capables de reconnaître la valeur adéquate de chaque aliment. De plus, le jeûne
implique la vigilance. En faisant attention à ce que nous faisons, à la
nourriture que nous prenons et à la quantité de ce que nous possédons, nous
apprécions mieux la réalité de la souffrance et la valeur du partage.
La crise morale engendrée par notre injustice
économique mondiale est profondément spirituelle et signale que quelque chose
ne va pas dans notre relation avec Dieu, les hommes et le monde matériel. Nos
sociétés de consommation contemporaines ignorent trop souvent l’injustice créée
par le commerce mondial et les régimes d’investissement. Or, la modération et
l’abstinence que nous enseigne le jeûne nous sensibilisent et nous incitent à
avoir compassion des pauvres, et nous invitent au partage des biens matériels.
Le jeûne est donc une alternative critique à notre
mode de vie consumériste, à la société de convoitise, qui ne nous permet pas de
remarquer l’impact et l’effet de nos habitudes et de nos actions. Le monde
spirituel, conditionné par la prière et le jeûne, n’est pas déconnecté du
« vrai » monde, et de ce fait, le « vrai » monde est
informé par le monde spirituel. Nous ne sommes plus alors étrangers à
l’injustice de notre monde. Notre vision s’élargit, nos intérêts grandissent,
nos actions gagnent une portée considérable. Nous cessons de limiter notre vie
à nos petits intérêts et nous acceptons notre vocation de transformer le monde
entier.
Le jeûne
ne nie pas le monde, mais affirme l’entière création matérielle. Il rappelle la
faim des autres dans un effort symbolique de s’identifier, ou du moins de se
rappeler, de la souffrance du monde, afin de languir pour sa guérison. Par le
jeûne, l’acte de manger devient le mystère du partage, le souvenir qu’il
« n’est pas bon que l’homme soit seul sur cette terre » (Gn 2, 18) et
que « ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme » (Mt 4, 4). Jeûner
signifie alors jeûner avec et pour les autres. En fin de compte, le but d’un
tel jeûne est de promouvoir et de célébrer le sens de l’équité dans ce que nous
avons reçu. Tout comme n’importe quelle autre discipline ascétique dans la vie
spirituelle, on ne peut jamais jeûner seul dans l’Église orthodoxe. Nous
jeûnons toujours ensemble, et nous jeûnons à des moments établis. Le jeûne est
un rappel solennel que tout ce que nous faisons est inséparable du bien-être ou
de la blessure des autres.
Ainsi, par le jeûne, nous reconnaissons que « la
terre est au Seigneur » (Ps 24, 1) et qu’elle ne nous appartient pas pour
qu’on l’exploite, la consomme ou la contrôle. Elle doit toujours être
partagée en communion avec les autres et rendue à Dieu avec action de grâce.
Jeûner c’est apprendre à donner, et pas seulement à renoncer. C’est apprendre à
rentrer en contact et non à se séparer. C’est faire tomber les barrières de
l’ignorance et de l’indifférence à l’égard de son prochain et de son monde.
C’est restaurer la vision originelle du monde, tel que Dieu l’a voulu, et
discerner la beauté du monde, tel que Dieu l’a créé. C’est offrir un sens
véritable de libération de la cupidité et de la contrainte. En effet, le jeûne corrige
efficacement notre culture basée sur le désir égoïste et le gaspillage
insouciant.
4. La
question de la pollution de l’environnement et de sa dégradation ne saurait
être isolée d’une vision spirituelle. La pollution de l’air et des eaux est une
conséquence de la perte de conscience de la sacralité du monde, chose dont
étaient même conscients les anciens. En effet, dans l’Antiquité, comme le
relate Hérodote au sujet des mythologies, les hommes croyaient que des êtres
vivaient dans les eaux. Ceci les amenait à considéraient les eaux comme sacrées
et les empêchait de les polluer. Or, telle n’est malheureusement plus
aujourd’hui la conviction de l’humanité qui, à cause de la surproduction et la
surconsommation, n’hésite pas à déverser des substances toxiques ou des déchets
dans les eaux fluviales ou dans les mers. Notre consommation non modérée des
ressources naturelles, telles que l’essence, l’eau et les forêts, est une
menace pour le climat de notre planète et les scientifiques sont actuellement
très inquiets des effets dramatiques qu’aura le réchauffement climatique sur
notre planète dans les années à venir. Tels sont les résultats désastreux sur
notre environnement de l’industrialisation et de la surconsommation. Or, pour
retrouver un équilibre dans notre planète, nous avons besoin d’une spiritualité
qui cultive l’humilité et le respect et qui est consciente des effets de nos
actes sur la création.
L’environnement
est la maison qui entoure l’espèce humaine ; elle constitue l’habitat
humain. Pour cette raison, l’environnement ne peut être apprécié ou évalué
seul, sans lien direct avec l’homme dont la vocation est d’être l’économe et le
prêtre de la création. La préoccupation pour l’environnement implique en effet
de se préoccuper des problèmes humains de pauvreté, de la soif et de la faim.
Notre attitude et notre comportement vis-à-vis de la création a un impact
direct et reflète l’attitude que nous adoptons envers autrui. L’écologie est
formellement liée (à la fois par son étymologie et par son sens) à
l’économie. Or, notre économie globale dépasse tout simplement la
capacité de notre planète à la supporter. Non seulement notre capacité à vivre
de manière substantielle, mais aussi notre survie, sont elles-mêmes menacées.
Les scientifiques estiment que les plus touchés par le
réchauffement climatique dans les années à venir seront les plus démunis. C’est
pourquoi le problème écologique de la pollution est directement lié au problème
social de la pauvreté. Toute activité écologique est en fin de compte mesurée
et passée au crible de son impact et de son effet sur le pauvre. Notre
préoccupation pour les questions écologiques est donc directement liée aux
questions de justice sociale, et plus particulièrement à celle de la faim dans
le monde. Une Église qui néglige de prier pour l’environnement naturel est une
Église qui refuse d’offrir à boire et à manger à une humanité souffrante. De
même, une société qui ignore son mandat de prendre soin de tous les hommes est
une société qui maltraite la création de Dieu, y compris l’environnement
naturel, ce qui équivaut à un blasphème.
C’est un
fait qu’aucun système économique, aussi avancé technologiquement ou socialement
soit-il, ne peut survivre à l’effondrement du système environnemental qui le
supporte. Cette planète est véritablement notre maison, mais c’est aussi la
maison de tous, puisqu’elle est la maison de chaque créature animale comme
celle de toute forme de vie créée par Dieu. C’est un signe d’arrogance que de
prétendre que seuls nous, les hommes, habitons ce monde. C’est aussi un signe
d’arrogance que de s’imaginer que seule notre génération habite cette terre.
En tant
que le plus important des problèmes éthiques, sociaux et politiques, la
pauvreté est directement et profondément liée à la crise écologique. Un pauvre
fermier en Asie, en Afrique ou même en Amérique du Nord sera confronté
quotidiennement à la réalité de la pauvreté. Pour ces fermiers, un mauvais
usage de la technologie ou l’éradication des forêts ne sont pas uniquement
dangereux pour l’environnement ou destructifs pour la nature : ils
affectent directement et profondément la survie même de leur famille. Les
termes « écologie », « déforestation », ou
« surpêche » sont totalement absents de leurs conversations
quotidiennes ou de leurs préoccupations. Le monde « développé » ne
peut exiger du pauvre en état de « développement » de comprendre
intellectuellement la protection des quelques rares paradis terrestres qui
demeurent, surtout si on prend en compte le fait que moins de 10 % de la
population terrestre s’accapare plus de 90 % des ressources naturelles
consommées. Toutefois, avec une éducation appropriée, le monde en
« développement » serait davantage consentant que le monde
« développé » à coopérer pour la protection de la création.
Nous sommes malheureusement pris au piège des cercles
tyranniques créés par la nécessité d’une augmentation constante de la
productivité et de l’offre de biens de consommation. Ce qu’il
faut, c’est un changement radical dans la politique et l’économie, qui souligne
la valeur unique et fondamentale de la personne humaine, plaçant ainsi un
visage humain sur les concepts de l’emploi et de la productivité. Il est donc
urgent, et ceci est de notre devoir, de cultiver dans notre société une culture
de solidarité.
Pour conclure, nous aimerions souligner que notre
époque fait face à un défi unique. Jamais dans le passé, durant la
longue histoire de notre planète, les hommes ne se sont trouvés à ce point si
« développés » qu’ils ont pu rendre possible la destruction de leur propre
environnement et de leur propre espèce. Jamais auparavant, dans la longue
histoire de cette planète, les écosystèmes de la terre ne furent confrontés à
des dégâts quasi irréversibles d’une telle ampleur. C’est pourquoi il est de
notre responsabilité de répondre à ce défi de façon univoque, afin de remplir
notre devoir envers les générations à venir.
La crise à laquelle notre monde est confronté ne se
résume pas à une crise environnementale. Cette crise est avant tout
spirituelle, puisqu’elle concerne notre façon d’envisager ou d’imaginer le
monde. En se coupant de Dieu, l’humanité se coupe aussi de son prochain et de
son environnement, et de ce fait, l’individualisme et l’utilitarisme nous
conduisent à abuser de la création sacrée et nous mènent à l’impasse écologique
contemporaine. Ayant perdu de vue la relation qui existe entre le Créateur et
sa création, l’humanité a cessé d’être le prêtre et l’économe de la création et
s’est transformée en un tyran qui abuse de la nature. Dès lors, l’homme traite
sa planète de manière inhumaine et impie précisément parce qu’il ne la
considère plus comme un don reçu d’en haut, comme un don reçu de Dieu. C’est
pourquoi, avant de pouvoir traiter de manière efficace les problèmes de notre
environnement, nous devons changer notre vision du monde. Sinon, nous ne
faisons que traiter les symptômes et non leurs causes. Par conséquent, la
question de l’environnement est indissociable de la question religieuse.
Nous avons essayé ce soir de montrer qu’il est
indispensable d’adopter une vision sacramentelle du monde, de cultiver un
esprit eucharistique, un éthos ascétique et une culture de solidarité, et
d’avoir constamment à l’esprit que tout ce qui fait partie du monde naturel,
qu’il soit grand ou petit, a une importance au sein de l’univers et pour la vie
du monde. Nous avons une responsabilité, devant Dieu, envers chaque
créature vivante et envers l’ensemble de la création naturelle que nous devons
traiter avec l’amour approprié et le plus grand soin. Ce n’est que de cette façon
que nous assurerons aux générations à venir un environnement sain et propice au
bonheur. Autrement, l’insatiable avidité de notre génération constituera un
péché mortel dont ne résulteront que la destruction et la mort.
Comme nous l’avons conjointement exprimé avec le pape
Benoît XVI, lors de sa visite officielle au Patriarcat œcuménique en
2006 : « Devant les grands dangers concernant l’environnement
naturel, nous voulons exprimer notre souci face aux conséquences négatives pour
l’humanité et pour la création tout entière qui peuvent résulter d’un progrès
économique et technologique qui ne reconnaît pas ses limites. En tant
que chefs religieux, nous considérons comme un de nos devoirs d’encourager et
de soutenir tous les efforts qui sont faits pour protéger la création de Dieu
et pour laisser aux générations futures une terre dans laquelle elles pourront
vivre ».
Dans cette perspective, une alliance entre l’écologie
contemporaine, en tant que recherche scientifique pour la protection et la
survie de l’environnement naturel, et la théologie, en tant que réflexion
métaphysique sur des sujets religieux, est nécessaire pour cerner la profondeur
spirituelle des questions cruciales de notre temps. C’est
pourquoi nous vous invitons tous, vous qui êtes déjà sensibilisés à ces
questions, à promouvoir l’idée de la nécessité d’une résolution
transdisciplinaire et synergique de ces défis auxquels notre planète fait face
aujourd’hui.
Merci de
votre attention !
* Seul le texte prononcé fait foi.
- See more
at:
http://patriarchate.org/documents/patriarchal-address-2014-france-doctorate-institut-catholique-paris#sthash.xq1A8Hkb.dpuf
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